Laïcisation de l’école de filles de Saint-Rémy-de-Sillé [Sarthe]
La lettre de l’Inspecteur primaire de Sillé-le-Guillaume à l’Inspecteur d’Académie
[3 septembre 1895]
Depuis le 30 octobre 1186, la loi Goblet s’appliquait dans les écoles de France. À Saint-Rémy-de-Sillé, en ce mois de septembre 1895, l’école de filles n’avait pas encore été laïcisée. Elle était loin d’être la seule dans ce département de la Sarthe. La lettre de l’Inspecteur primaire de Sillé-le-Guillaume à l’Inspecteur d’Académie, datée du 3 septembre 1895 nous dira pourquoi et quels auront été les obstacles qui empêchaient cette laïcisation.
« Monsieur l’Inspecteur,
J’ai l’honneur de vous transmettre les renseignements que vous m’avez demandés sur la situation de l’école de filles de la commune de Saint-Rémy-de-Sillé.
Conformément aux indications contenues dans mon précédent rapport je suis obligé de reconnaître que cette école est l’une des plus mauvaises de ma circonscription au double point de vue de l’organisation pédagogique et du progrès des études. La titulaire, malgré les efforts de l’Inspection n’a voulu tenter aucun effort. Non seulement, elle est incapable, mais encore d’une mauvaises volonté obstinée. Elle ne fait la classe que par intermittence sans aucune espèce de succès.
Les familles n’ont donc pas tort de s’alarmer de cette situation. Plusieurs pétitions ont été, m’a-t-on dit, adressées à M. le Préfet à ce sujet par des familles honorables.
J’ai vu à ce sujet M. le Maire de Saint-Rémy. M. Bourdin m’a déclaré que la question des sœurs avait été agitée au conseil municipal à la session d’août ; que plusieurs membres avaient nettement déclaré que les jeunes filles n’apprenaient rien, mais qu’aucun n’a voulu prendre l’initiative d’une démarche pour demander leur changement ; d’ailleurs le conseil est incomplet et chacun tient à rester en dehors de cette question.
Depuis m’a ajouté M. le Maire, l’adjointe est venue me trouver pour l’informer que sa congrégation avait obtenu pour la rentrée de M. le Préfet et de M. l’Inspecteur d’académie, l’autorisation d’avoir une auxiliaire qui remplacerait la titulaire dans ses fonctions d’enseignement. Devant cette promesse, M. Bourdin n’a pas jugé de s’occuper « ni bien ni guère » de légaliser les signatures d’une pétition qui lui a été présentées parmi lesquelles figuraient les noms de trois conseillers municipaux. En somme je crois que le Maire de Saint-Rémy n’est pas un chaud partisan d’une laïcisation.
De mon côté, je continue à penser qu’il y a lieu de profiter de l’occasion favorable qui est offerte pour laïciser l’école de filles de St Rémy.
Veuillez agréer, etc.
L’Inspecteur, E. Robert
Une pétition des parents d’élèves
Le même jour, le Préfet de la Sarthe – plus exactement son chef de cabinet – transmettra « pour communication » à l’Inspecteur d’Académie, une lettre-pétition émanant d’habitants de la commune en question, sans aucun doute celle à laquelle l’Inspecteur faisait allusion – cf ci-dessus.
Cette pétition n’est pas datée. Elle a vraisemblablement été établie et signée en juillet- août 1995
« Monsieur le Préfet du département de la SartheVoici donc le texte complet de cette pétition :
Les soussignés cultivateurs et pères de jeunes filles fréquentant l’école congréganiste de cette commune ont l’honneur de vous exposer ce qui suit : « Depuis vingt années que les classes de jeunes filles sont dirigées par les Sœurs, elles n’ont jamais produit que des fruits secs et il ne peut en être autrement puisque le directrice bientôt septuagénaire, n’a jamais possédé aucun diplôme et ne saurait personnellement faire arriver un enfant au simple morceau de papier qu’on appelle « Certificat d’études [1]» aussi, Monsieur le Préfet, vous comprendrez combien il est regrettable pour nos pauvres enfants de perdre ainsi leur temps ; ce temps si cher et qui ne se retrouvera pas.
Ce n’est pas, Monsieur le Préfet, la première réclamation que nous faisons à ce sujet, et que nous demandons à grands cris une institutrice laïque, qui sera, nous en sommes assurés, à la hauteur de la mission mais nous avons toujours trouvé devant nous d’honnêtes gens, il est vrai, mais aimant trop « le bon vieux temps » aussi, nous nous sommes décidés cette fois de nous adresser directement au Chef du département, estimant que notre requête sera examinée avec attention et qu’après s’être rendu compte de la façon dont est donné l’enseignement dans cet établissement, Monsieur le Préfet n’hésitera pas à donner satisfaction aux nombreux pères de famille qui voudraient tous bien, que leurs enfants profiteraient des bienfaits de la République [sic].
Les soussignés prient Monsieur le Préfet de vouloir bien agréer leurs hommages les plus respectueux.
Suivent les signatures de : Auguste Desnoz, Tirot Pierre, Lebourdain, Ladurée, Paris, Sevin, P. Lefeuvre, Guéranger François, E. Corbin, P. Bamas [?], Goyant, Cochet, Foucault Constant, Guiet Julien, Ragat Louis, Louvière, A. Jupin, I ou J. Brault, E. Leguy, Ory, Charbonneau François, Rondeau Joseph, Pattier, Tessier Isidore.
Après ces signatures, nous pouvons lire :
« Si Monsieur le Préfet ne trouve pas assez de signatures, nous le prions d’avoir la bonté de faire une enquête qui nous sommes certains sera favorable à notre demande et déterminera Monsieur le préfet à agréer notre pétition ».
Cette lettre-pétition, reçue par la Préfecture, aura sans aucun doute été envoyée à l’Inspecteur primaire de Sillé-le-Guillaume avec demande expresse de mener une enquête sur place.
Le 19 septembre, soit 19 jours après l’envoi de la lettre-pétition à l’Inspecteur d’Académie par la Préfecture, M. E. Robert – l’Inspecteur primaire de Sillé-le-Guillaume, donc, enverra un courrier à son supérieur hiérarchique.
L’avis de l’Inspecteur primaire :
Sillé, le 19 septembre 1895
L’Inspecteur primaire de Sillé-le-Guillaume à M. l’Inspecteur d’Académie
Monsieur l’Inspecteur,
J’ai l’honneur de vous retourner le dossier ci-joint relative [sic] à la nomination d’une auxiliaire à l’école congréganiste de Saint-Rémy.
Jusqu’ici ces sortes d’autorisation étaient accordées à des maîtresses congréganistes momentanément mises dans l’incapacité de remplir leurs fonctions par suite de maladies dûment constatées.
Or je ne sache pas que la titulaire de l’école des filles de Saint-Rémy soit malade. Elle est incapable, d’où les plaintes qui ont demandé son remplacement par une maîtresse laïque.
Conformément aux conclusions de mes précédents rapports, je ne puis donner un avis favorable à cette demande et je persiste à estimer qu’il y a lieu de laïciser l’établissement. Veuillez agréer, Monsieur l’Inspecteur, l’hommage de mon plus profond respect.
L’Inspecteur primaire : E. Robert
Ainsi, la sœur Cordier était malade ou feignait de l’être, d’après M. Robert, l’inspecteur primaire. C’était cette maîtresse dont parlait les parents d’élèves dans leur lettre-pétition du [non datée, sans doute écrite en juillet ou août 1895]. Une congréganiste incapable d’être institutrice, non diplômée et qui avait été nommée là, à l’évidence, grâce à une lettre d’obédience.
Nouvelle lettre de l’Inspecteur primaire de Sillé-le-Guillaume, datée du 14 octobre 1895, à l’Inspecteur d’Académie :Le journaliste, Charles Deulin, n’appréciait guère le fait que l’on confiât des enfants à des religieuses, aussi pieuses et charitables fussent-elles, mais… ignorantes ! Rappelant que la lettre d’obédience est une « autorisation donnée, après un examen dérisoire, par les supérieures de communauté »… ainsi que par les prélats. Et la sœur Cordier est une ignorante, comme le précisaient les parents d’élèves. Elle n’avait « jamais produit que des fruits secs », comme l’écrivaient les parents d’élèves.
On remarque que l’Inspecteur primaire a ajouté la mention : « confidentiel » en marge de la lettre qu’il aura envoyée ce 14 octobre 1895 à l’Inspecteur d’Académie du département de la Sarthe
On m’apprend que la titulaire de Saint-Rémy est dangereusement malade [2] et qu’une issue fatale est à prévoir dans quelques jours. Il y a donc lieu de surseoir soit à une laïcisation, soit à l’envoi d’une auxiliaire, au moins pour le moment [3].« Monsieur l’Inspecteur,
En cas d’une mort qui me paraît probable, une laïcisation s’impose et j’ai dû me préoccuper de cette question et voir si dans le personnel des institutrices de ma circonscription il s’en trouverait une capable de réussir à Saint-Rémy
Il faudrait dans cette commune une seconde mademoiselle Puissat, c’est à dire une maîtresse assez âgée, de mise modeste, laborieuse et dévouée pour relever la classe qui est totalement tombée.
Après examen, je ne vois mademoiselle Léger de Coulombiers [4] qui remplit les conditions. Voudra-t-elle accepter ce poste ? Je crois que oui, car cela la rapprocherait de Sillé, ou de Parennes [5] dont elle est originaire.
Vous devez avoir dans votre personnel des institutrices qui les valent peut-être et qui réussiraient aussi bien qu’elles. L’inconvénient est que ne les connaissant pas, il me serait difficile d’avoir sur elles la même influence que sur une que j’inspecte depuis plus de dix années. On pourrait toujours facilement remplacer mademoiselle Léger à Coulombiers.
À défaut de mademoiselle Léger, je ne vois que mademoiselle Gouin, adjointe à Sillé qui pourrait convenir à Saint-Rémy. C’est une jeune fille modeste, de tenue simple, une vraie institutrice de campagne. Elle est instruite, possède le brevet supérieur, [illisible…….] elle, sa sœur, elle est de plus énergique et bonne institutrice ; enfin elle me paraît remplir bien des conditions pour réussir – mais elle n’a que 24 ans. Peut-être penserez-vous qu’elle est trop jeune ?
On vous parlera peut-être de Mademoiselle Morin qui a exercé à Teunie. Cette maîtresse ne manque pas de qualités, mais son dévouement à Teunie n’a été que relatif et a été cause en partie de la décadence de son école.
Il faut à Saint-Rémy une institutrice qui maintienne l’effectif actuel et empêche les enfants de venir à Sillé où il existe deux écoles congréganistes privées, celle de l’Hospice et celle de la Pension. Je ne crois pas que mademoiselle Morin soit de taille à empêcher cette désertion.
Enfin, il pourrait se faire qu’on intriguât en faveur de mademoiselle Aubin, dévouée sœur de M. Aubin, instituteur actuel de Saint-Rémy. Je ne crois pas que ce choix fut convenable. Mademoiselle Aubin est maladive. De plus elle a déjà été dans le canton à Parennes. Enfin le voisinage de son frère ne serait pas pour lui attirer des sympathies. J’ai grand’ peur même qu’on ne découvre plus tard M. Aubin comme instigateur des pétitions faites pour demander le départ des sœurs. Ce qu’il y a de certain c’est que c’est l’un des amis de M. Aubin, Mr Ragot de la Fripière [6] qui s’est chargé de récolter les signatures et de les envoyer à la Préfecture.
J’ai cru de mon devoir, Monsieur l’Inspecteur, de vous faire connaître cette situation pour éclaircir votre religion au moment où vous prendrez une décision à ce sujet.
Veuillez agréer… L’inspecteur, E. Robert »
Après voir lu ce courrier, nous comprenons bien les raisons pour lesquelles son rédacteur avait porté en marge la mention « confidentiel ».
Le 20 octobre suivant, l’Inspecteur annoncera le décès de la sœur Cordier :
« J’ai l’honneur de vous informer que madame Sœur Cordier, institutrice à Saint-Rémy-de-Sillé est décédée le 19 à une heure du soir.
Elle a été inhumée aujourd’hui ».
Lettre suivie d’un autre courrier :
« Monsieur l’Inspecteur d’Académie,
J’ai le douloureux devoir de vous informer du décès de Sœur Antoinette Cordier en date du 19 courant.
Aussitôt que je serai prévenue de l’arrivée de la nouvelle Titulaire, je me retirerai. Mais je vous serais reconnaissante, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, de bien vouloir nous accorder un délai d’une quinzaine de jours, afin que nous ayons le temps de faire rentrer ce qu’on nous doit pour les objets classiques que nous avons fournis aux élèves.
Veuillez agréer etc.
Sœur Courqueux, Institutrice Adjointe »
Ainsi, grâce à cette lettre, nous apprenons :
- que la sœur Cordier avait une adjointe, la sœur Courqueux.
- que cette même sœur Courqueux déclare accepter de partir et de céder la place à une titulaire. On peut penser qu’elle savait, comme sa Congrégation, que l’école allait être laïcisée. Elle consentira à lui céder la place, demandant un petit délai pour récupérer ce qui a été prêté aux élèves.
Cette même sœur Courqueux recevra une lettre de l’Inspecteur d’académie, courrier daté du 28 octobre, soit 9 jours après la date du décès de la sœur Cordier. Le brouillon de ce courrier est classé dans les archives du Mans, parmi le dossier qui concerne la laïcisation des écoles de filles de la Sarthe :
« Mme Sr Courqueux, Institutrice à St Rémy de Sillé
J’ai l’honneur de vous faire connaître que, par arrêté en date du 26 octobre courant, M. le Préfet a prononcé la laïcisation de l’école de filles de St Rémy de Sillé.
Cet arrêté aura effet à partir du 4 novembre prochain.
Je vous prie de vouloir bien tenir les locaux scolaires à la disposition de la nouvelle institutrice pour le 4 novembre.
Recevez… »
Quant à l’arrêté lui-même, il est bien présent dans le dossier de laïcisation des écoles de filles congréganistes de la Sarthe, dans le sous-dossier de Saint-Rémy-de-Sillé.
L’école de filles de Saint-Rémy-de-Sillé aura donc été laïcisée ! Un petit délai aura été accordé aux congréganistes, plus exactement à la sœur Courqueux, restée seule après le décès de sa consœur.
L’école congréganiste aura été laïcisée le 26 octobre 1896 mais l’arrêté ne sera entré en vigueur que le 4 novembre suivant.
[1]/ Le certificat d’études faisait l’objet d’un examen dans divers « centres » répartis dans les principales communes du département. J’ai souhaité retrouver la mention d’Alice Charon, sœur aînée de mon père Jean Charon. Selon ce dernier, elle avait réussi cet examen. Aux archives départementales de la Sarthe, où je suis allé en septembre 2016 et 2017, je n’ai pas retrouvé son nom mentionné dans les listes que j’ai eues sous les yeux. A-t-elle réellement obtenu ce « certif’ » ? C’est possible. J’ai constaté, en lisant ces listes de candidats qui mentionnent sir celui-ci a été admis ou non, que l’on pouvait passer ce certificat d’études dans un centre d’examen éloigné de sa commune. Par exemple, j’ai constaté que deux garçons du Mans ont été candidats à Saint-Calais et qu’au Mans, un centre d’examen avait été ouvert spécialement pour les enfants venus de la campagne.
Étant donné que les moyens de transport étaient limités, on peut penser que certaines familles, quelques jours avant la date du certif’, conduisaient la ou le candidat chez un parent proche d’un centre où ils l’avaient préalablement inscrit. Ce parent ayant la charge, dans sa charrette tirée par un cheval, d’amener la ou le candidat au petit matin au centre d’examen. Cette pratique était largement utilisée.
[2]/ Cette sœur Cordier était donc réellement malade, contrairement à ce que l’Inspecteur primaire avançait dans son précédent courrier. Aurait-elle été ébranlée par le fait que son incapacité à enseigner avait été signalée au Préfet par des parents d’élèves ? Avait-elle été victime de la tuberculose ? De la « phitise galopante » comme l’on disait dans ces années-là ?
[3]/ Au moment de la naissance de Jean – qui deviendra mon père – Marie Charon, épouse de Joseph Tollet, avait obtenu un congé de 15 jours sur production d’un certificat médical établi par le docteur Gigon de Saint-Calais. L’Inspecteur primaire, transmettant à l’Inspecteur d’Académie au Mans la lettre que Joseph avait écrite pour demander ce congé, accompagnée du certificat médical, avait pris soin de préciser à son supérieur hiérarchique qu’une suppléante, d’ailleurs expressément demandée par mon grand-père, était totalement inutile !
[4]/ Il ne s’agit pas d’une noble, mais d’une institutrice laïque qui enseignait alors à l’école de filles de Coulombiers, village situé dans le canton de Sillé-le-Guillaume.
[5]/ Parennes est également une commune sarthoise du canton de Sillé-le-Guillaume.
[6]/ La Fripière est un des hameaux de Saint-Rémy-de-Sillé.