Marie Tollet, ma grand-mère paternelle, institutrice dans la Sarthe, de 1876 à 1904, Laïcité et loi de séparation des Églises et de l’État.

À Marie, ma grand-mère institutrice, morte à la tâche le 20 mars 1904

  • À Joseph, mon grand-père, que je n’ai pas connu

  • À Jean, mon père, disparu en 1970

  • À Suzanne, ma mère, disparue en 1976

qui tous deux ont accompagné mon souhait de devenir instituteur

  • À Odile, mon épouse, institutrice elle aussi
  • À mes enfants et petits-enfants
  • À Jean, dont l’expérience et le soutien m’ont été précieux

  • Aux Sarthois que j’ai eu le plaisir de rencontrer lors de mes périples dans ce département : Maires, Secrétaires de Mairies, historiens locaux, archivistes et… amis [e]s.

  • À la mémoire de Nicolas de Condorcet, Jules Ferry, Paul Bert, Ferdinand Buisson et de tous les « hussards noirs de la République »

  • En hommage à Célestin Freinet, éducateur et inventeur de techniques pédagogiques offrant, à travers la créativité, une liberté d’expression à tous les enfants. Et qui a fondé l’Institut coopératif de l’École moderne et la Coopérative de l’Enseignement laïc

  • Et à tous ceux qui ont œuvré pour que l’école de la République ait le devoir et l’honneur d’accueillir tous les enfants, sans exception et sans distinction de classe, d’origine, de religion ou non, et de nationalité.

 

Préface

 

Ma grand-mère paternelle aura été institutrice dans la Sarthe à compter du 13 décembre 1875. Marie Tollet épousera Joseph Charon. Le couple aura un premier enfant, une fille, Jeanne, qui ne vivra qu’une dizaine de jours.

Marie devra faire face courageusement à l’adversité. Résumons-là :

  • le décès de Jeanne, leur premier enfant
  • l’alcoolisme de mon grand-père, qui a sans doute commencé au décès de Jeanne.
  • les dettes accumulées par Joseph : un rapport d’inspection en fait état.
  • De très grandes difficultés professionnelles : Marie est institutrice communale puis publique. Elle exerce dans l’école de la République. Dans des salles de classe quasi déserte. Ici, elle a 12 inscrits et le jour de l’inspection, 7 élèves sont absents. Là, elle a, face à son école, un établissement privé, tenu par des religieuses.
  • Elle ne sera pas la seule, loin s’en faut, à constater que d’importantes pressions morales atteindront les milieux paysans où elle vivait afin que leurs enfants, filles comme garçons, se détournent de l’école publique. Grâce aux archives et aux témoignages, nous savons que les curés et vicaires menaçaient les parents s’ils n’envoyaient pas leur progéniture à l’école des frères ou des sœurs. S’ils s’avisaient de les inscrire à l »‘école  du diable », comme ils disaient, ils seraient privés de confession, de communion et des derniers sacrements.
  • Dans l’établissement confessionnel dont je parlais plus haut, on compte 2 classes qui rassemblent 7 fois plus d’élèves qu’à l’école laïque. La pression exercée par l’Inspecteur primaire et l’Inspecteur académique est telle que Marie recevra de sévères remontrances envoyées par M. Delépine, Inspecteur d’Académie au Mans. Démoralisée, elle sera contrainte de se justifier. Les arguments n’auront guère de portée.
  • Il faudra, contre vent et marées, mettre en place l’école publique en montrant que la qualité de l’enseignement dispensé atteint positivement municipalités et populations. Il était obligatoire de montrer aux parents d’élèves et aux élus locaux que l’école de la République était la meilleure.
  • Chaque commune devra attribuer un logement décent aux maîtres et maîtresses. Le Maire et le Conseil municipal, généralement, dédaigneront l’école et se moqueront totalement des obligations qui seront les leurs. Un logement ? Trop souvent des taudis, dégoulinant d’humidité.
  • Le couple aura une seconde fille, Alice. Cette dernière, atteinte de tuberculose, mourra à l’âge de 16 ans. Un nouveau revers familial pour Marie, auquel s’ajoutera l’alcoolisme de Joseph, son mari, qui ira en augmentant.
  • Puis, le 4 octobre 1891, naîtra Jean, toujours appelé Albert, son second prénom. Mon père ne m’a jamais parlé de Jeanne. A-t-il su qu’une sœur était née et décédée une décennie plus tôt ?
  • Marie verra sa santé se dégrader. Jusqu’à sa mort le 20 mars 1904, à Marolles-lès-Saint-Calais

Une vie surtout marquée par une longue série de difficultés. Y compris une rupture avec sa mère. Une vie bien difficile et une disparition trop tôt arrivée : celui qui allait devenir mon père avait alors 12 ans.

Institutrice publique

Marie est institutrice à Saint-Georges-de-la-Couée. Elle veut retirer son fils Albert – ce sera mon père – de l’école de garçons, et le scolariser dans l’école de filles dont elle a la charge. Mais indiquera-t-elle la véritable raison qui l’incitera à rédiger cette demande ? Mon père, Jean Charon – appelé ici Albert, son second prénom – m’avait parlé de ce courrier et des circonstances qui avait conduit sa maman à effectuer une demande le concernant à l’Inspecteur d’Académie.

Mon père m’avait dit : »Ma mère était pieuse. M. Gautier, son collègue instituteur de l’École de garçons, ne supportait pas que sa collègue fréquentât l’église de Saint-Georges-de-la-Couée [1] ».

Pourtant, Marie Charon entendait dans celle-ci des propos outrageants tant à l’égard de son école publique qu’au sien. À plusieurs reprises, le curé la montrera du doigt : « Regardez la fille du diable d’une école sans Dieu ! Honte à vous si vous retirez vos enfants de nos écoles chrétiennes pour les placer dans ces établissements. Ils ont chassé Dieu. Honte à eux, honte à cette fille du diable ! [2]».

Ce devait être très difficile à supporter. Elle ne sera pas la seule, parmi les hussards noirs de la République, à entendre de tels propos. Ils seront pris en tenailles entre leurs pratiques religieuses et la pression que certaines autorités de l’Instruction publique exerceront sur eux pour bâtir l’école de la République qui venait de naître.

Comme la laïcité était mal comprise, par les uns comme par les autres, il était souvent plus facile pour un instituteur agnostique, voire un humaniste athée, d’exercer dans une classe de campagne ou de ville, que pour ces personnes qui ne voulaient en aucun cas oublier leur foi et renoncer à une pratique religieuse.

Certains choisiront d’aller à l’Office très tôt le dimanche matin. D’autres exerceront leurs pratiques dans un village voisin. Marie choisira la première solution et, chaque semaine, dès potron-minet, elle sera présentera dans l’église de Saint-Georges pour la messe dominicaleLe 28 mars 1882, Jules Ferry aura fait voter la loi qui établira « l’obligation et la laïcité de l’enseignement primaire ». Le 9 décembre 1905, sera votée la « Loi de Séparation des Églises et de l’État », dont voici les deux premiers articles :

1 : «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public ».

2 : « La République ne reconnaît [3], ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du Ier janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimés des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes ».

Mon père, comme tous les garçons du village, fréquentera l’école de garçons, que dirigera M. Gautier, aux alentours de l’année 1900. « L’instituteur, m’avait-il dit, ne manquera jamais une occasion pour me faire subir des brimades, de me punir, parce que ma mère allait à l’église. J’avais droit à des réflexions déplaisantes devant toute la classe. Et je travaillais peu … Alors, ma mère écrira à l’Inspecteur d’académie pour lui demander l’autorisation de prendre son fils dans son école de filles », me confiera-t-il un jour…

Le contenu de la lettre

Bien entendu, Marie Charon ne pourra pas révéler la véritable raison qui l’incitait à effectuer cette demande. Elle ne pratiquait pas la délation. Mais l’inspecteur primaire était au courant du différend qui opposait les Charon et les Gautier. Et il le mentionnera en haut à gauche de la lettre de Marie, avant de transmettre ce courrier à l’Inspecteur d’académie :

« Je crois bon de vous rappeler que les ménages Charron [sic] et Gautier sont en froid ».

Mon père m’avait informé de l’existence de cette lettre. J’aurai la surprise et le plaisir de la découvrir dans le dossier professionnel de ma grand-mère. La demande de Marie datait du 7 septembre 1902. Mes grands-parents avaient eu la douleur de voir leur fille Alice disparaître à tout jamais un mois et demi plus tôt, à Saint-Georges-de-la-Couée même.

[1]/  Le 1er juillet 1901, Waldeck-Rousseau, président du Conseil fera voter une loi sur les associations [elle est, encore de nos jours, bien connue de tous les créateurs d’associations sans but lucratif]. Cette loi établit la liberté d’association. L’article 13 stipule une exception pour les congrégations religieuses : elles doivent obtenir une autorisation préalable. Cette loi a le souci de restaurer la préséance de l’État, succédant à plusieurs décennies durant lesquelles l’État a été complaisant à l’égard des institutions ecclésiastiques. La loi sera d’abord  appliquée de façon libérale. En janvier 1902, le Conseil d’État stipulera que l’autorisation préalable était désormais exigible pour toute école où enseigne des congréganistes, voire un seul.

Émile Combes succédera à Waldeck-Rousseau à la présidence du Conseil. Il adresse une circulaire aux préfets le 20 juin 1902 : «Votre devoir vous commande de réserver les faveurs dont vous disposez seulement à ceux de vos administrés qui ont donné des preuves non équivoques de fidélité aux institutions républicaines. Je me suis mis d’accord avec mes collègues du cabinet pour qu’aucune nomination, qu’aucun avancement de fonctionnaire appartenant à votre département ne se produise sans que vous ayez été au préalable consulté».

Combes fera alors fermer plus de 2 500 écoles religieuses… en quelques jours. Le 7 juillet 1904, il fera voter une nouvelle loi qui interdira d’enseignement les prêtres des congrégations.

Le général Louis André, ministre de la Guerre cherchera à favoriser l’avancement des officiers républicains anticléricaux. Il lancera une enquête interne sur les opinions et pratiques religieuses des gradés : « Vont-ils à la messe? Ont-ils envoyé leurs enfants dans des écoles catholiques ? » . Près de 20 000 fiches seront établies par les francs-maçons du Grand Orient de France, ceux qui luttaient farouchement contre l’Église. Un bureau des fiches sera chargé des vérifications.

La campagne des fiches retardera l’avancement d’officiers compétents, certes, mais jugés trop proches de l’Église, [Exemple : Foch ! Son frère était frère Jésuite ! Inadmissible aux yeux du général André]. Des officiers républicains, athées et… incompétents seront promus et obtiendront d’importantes fonctions militaires. Les conséquences en seront désastreuses lors des premiers combats de la Grande Guerre, dès 1914.

L’« affaire des fiches » sera mise au grand jour ven octobre 1904 par la presse conservatrice. S’ensuivra un scandale à la Chambre des députés. Le ministre André, giflé par un député, sera contraint de démissionner ainsi que, peu après, le gouvernement Combes .

[2]/ Ces paroles peuvent surprendre, paraître même exagérées. Compte-tenu des documents trouvés aux archives départementale de la Sarthe [lettres, circulaires, pétitions, rapports, journaux locaux, bulletins paroissiaux], je suis formel : ces paroles correspondent à une réalité difficilement vécue par les uns et les autres. Des documents écrits, librement accessibles aux archives du département de la Sarthe, nous révèlent les excès de langage et la dureté des propos tenus ou écrits par certains ecclésiastiques. L’un d’eux, par exemple, ayant annoncé qu’ils refuserait la communion à tous les enfants inscrits dans l’école sans Dieu.

[3] ) – Qu’est-ce que la non reconnaissance des cultes ? Ce n’est pas dire : « Nous les ignorons » ou « Les cultes n’existent pas ». Pour comprendre, il faut revenir à l’époque du Concordat  de 1801. Il reconnaît que la religion catholique est celle « de la grande majorité des Français » (non pas celle de l’État). Les autres religions ne sont pas reconnues. Le catholicisme est « reconnu » dans le système concordataire et considéré comme une religion quasi-officielle. Après le vote de cette loi dite de Séparation, le catholicisme perd cette reconnaissance. Ce la ne signifie nullement que l’État ignore l’existence d’une religion ou d’une autre, ou de la non croyance. L’État refuse désormais de donner un statut particulier à tel culte.

à suivre…

1912 : Suzanne Fromencourt et les parents de Paul Paray.

Le Tréport : rue de la Batterie, le magasin des parents de Paul Paray

Ma mère, Suzanne Fromencourt, a noté l’année au dos du cliché : 1912. Elle avait donc 12 ans ou allait les avoir : elle était née le 17 juillet 1900 à Hodeng-au-Bosc. Elle a d’ailleurs indiqué son prénom sur le cliché (ce que je regrette un peu). On peut penser que les deux personnes à gauche derrière elle sont Auguste Paray et son épouse Hortense (Hortence sur son acte de naissance) née Picard, fille de la « veuve Picard » née Séry, personnage haut en couleur qui tenait un café « A la veuve Picard » où elle accueillait des matelots. Elle y faisait régner l’ordre. Pas de paroles grossières, pas de chansons gaillardes. Elle n’hésitait pas, paraît-il, à taper sur la table du plat de la main si elle percevait quelque écart de langage ou de conduite.

 

Dans leur magasin, les Paray vendaient les objets en ivoire réalisés par Auguste, et les classiques « souvenirs » commercialisés dans toutes les stations balnéaires. C’était un petit bazar en quelque sorte.

 

Les Paray ont traversé la rue pour s’installer à l’hôtel des Bains et de France. Dans cet hôtel-restaurant, Auguste s’occupait des comptes, de l’accueil de la clientèle, des achats et du choix des vins. Il composait de la musique. Il tenait l’orgue de l’église Saint-Jacques du Tréport. Il est l’auteur et compositeur du chant « Ô mon Tréport ».

 

Quant à Hortense, elle dirigeait le personnel et les cuisines, n’hésitant pas à mettre la main à la pâte.

 

A cette époque, les officiers-marins, venus notamment du Royaume uni, étaient nombreux dans l’établissement des Paray.  Ils « apportaient la fièvre typhoïde » m’a précisé Suzanne. Hortence Paray récupérait les restes des repas de clients dans les assiettes de ces derniers et en faisait des boulettes… cela servait de repas pour le « personnel ». Suzanne a contracté la typhoïde. Soignée par les religieuses du Tréport – les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul – elle leur doit d’être restée en vie.

 

« J’ai été malade très longtemps, m’avait-elle précisé, j’étais au bord de la mort. Les religieuses ont déposé quelques gouttes de champagne à l’aide d’une petite cuillère, sur mes lèvres ». Le vin médecin ?  « Je m’en suis tirée très difficilement, a-t-elle ajouté. Et j’ai guéri, mais il a fallu un certain temps pour me rétablir. Bien entendu, je ne suis pas retournée chez les Paray. Plus tard, j’ai travaillé comme femme de chambre chez les Desjonquères, le patron de la Verrerie ».

 

J’ai lu – dans une biographie de Paul Paray, me semble-t-il écrite par l’une de ses filles – qu’Hortence – à l’instar de sa mère – était redoutée par la clientèle, notamment par les officiers anglais. A l‘Hôtel des Bains et de France, on n’acceptait pas les couples dits illégitimes. Il ne s’agissait pas de sortir le soir au-delà d’une heure précise. Hortence les rappelait à l’ordre.

 

Par dérision, les Tréportais parlaient de l’Hôtel du Sacré-Cœur.

 

Ma mère se souvenait bien de Paul : « Il jouait merveilleusement bien du piano » m’avait-elle dit. Mais elle ne m’a jamais parlé de son prix de Rome. Détail amusant : la dernière sœur de ma mère, Geneviève, décédée en 2011, avait épousé Lucien Picard, fils de Joseph Picard, coiffeur tréportais, rue de l’Anguainerie, qui affirmait : « nous sommes des petits cousins de Paul Paray » .

 

C’est désormais vérifié. Un certain Jean François Théry PICARD – qui a vécu entre 1760 et 1820 (à peu près) – s’est marié 3 fois. Joseph PICARD descendait du Ier lit et Hortence du 3ème.

 

Bernard Charon